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sais déjà beaucoup plus que tu ne devrais… Ouste ! détale ! Penses-tu que nous allons jouer, pour ton plaisir, la scène des deux vieux dans l’Arlésienne ? »

George se laissa mettre à la porte, en riant. Annette revint vers la table de travail, devant laquelle Julien était resté pétrifié.

— « Mon vieil ami », dit-elle, lui tendant la main, « est-ce qu’une vieille femme vous fait peur ? »

Julien repoussa brusquement son siège et, se penchant sur cette main, sans pouvoir parler, il y appuya son front. Annette s’assit. Il n’eût pas songé à lui offrir un siège.

— « Ne m’en voulez pas d’être venue ! Il le fallait, puisque vous ne seriez jamais venu. N’est-il pas vrai ? »

— a Non », dit Julien. « Jamais. »

Il avait relevé la tête, et il la regardait avec un faible sourire de gratitude encore épeurée.

— « Bon ! taisons-nous ! » dit Annette.

Les deux vieux amis se considéraient. Ils étudiaient ce visage qu’ils connaissaient et les changements qu’y avait apportés la vie. Combien de rides à la maison ! Mais elle avait pris une patine d’ombre et de soleil, comme ces frontons de la veille Rome, qui réverbèrent les assauts du temps et le calme auguste de la résistance inentamée. Ils n’échangèrent pas leurs pensées. Annette lisait ce livre fermé à clef, qui ne s’ouvrait pas, — moins que jamais : car il se savait regardé, et il avait beaucoup à lui cacher. Elle n’avait point de peine à le deviner, et elle avait pitié de cette âme repliée, qui avait vécu toute sa vie, solitaire, et qui avait peur de l’affection, plus que de l’inimitié : car il n’y était pas habitué, et il était, contre elle, sans armes que la fuite. Annette rompit enfin le silence :

— « Je vous remercie », dit-elle, « de la jeune amie que vous m’avez donnée. »