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le feu intérieur luttait. Il faillit fondre. Mais un sommeil écrasant, dans un bain de sueur, sous la veillée de ces braves gens, le remit d’aplomb ; et après être descendu avec eux à Zermatt, où il se reposa, un jour ou deux, il prit confortablement à Viège le train du Simplon pour Paris.

Il y avait été précédé par la rumeur de son évasion, maladroitement ébruitée, puis plus maladroitement niée et prouvée par le dépit de ses geôliers quinauds, penauds, et de leur Maître courroucé, qui déchargeait sa fureur sur leurs dos. Les réfugiés italiens de Paris, que les télégrammes de Suisse avaient prévenus, vinrent le saluer à l’arrivée ; et pendant quelques jours, il fut en proie aux reporters. Mais le malicieux Italien savait se défendre ; il leur conta sa sortie de l’Inferno et son « salto mortale » par-dessus les monts, comme une scène de comédie vénitienne. Le rire de Paris, aux dépens du tyran dupé, retournait le fer dans la blessure. Et de l’autre côté des Alpes, un silence de rage se fit. Mais l’aventure du comte Bruno défraya, deux ou trois semaines, la chronique de l’Europe. Le héros se déroba à sa célébrité, en acceptant le refuge que Julien Davy lui avait offert dans sa maison. Les deux hommes eurent joie à se voir enfin, après tant d’années d’intimité lointaine ; et, la porte fermée, bien défendue contre les enquêteurs, ce ne fut point la politique qui forma le principal sujet de leurs entretiens. Ils s’étaient, du premier regard, reconnus, comme ayant touché au fond de la tragique expérience humaine, et comme en étant sortis seuls, en se taillant par leurs propres pics l’escalier de glace dans la terrible muraille. Mais l’escalier n’était pas le même pour tous les deux. Le pic non plus. Le bras non plus. L’esprit non plus. L’un avait choisi l’arête de la pente, au soleil. Ou, plutôt, le soleil l’avait choisi. Et l’autre, c’était l’ombre.