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de son bonheur, toute la construction de sa pensée, tout son passé, avaient été détruits, tranchés, rasés au sol. Il avait dû tout reprendre à pied d’œuvre. Il avait refait, seul, ses fondations. Il y fallut… « quanto sangue !… » [1] Mais c’est le mortier nécessaire à tout ce qui s’élève, pour durer. À tout ce qu’il avait bâti jusqu’alors, le comte Bruno s’aperçut que totalement le mortier avait manqué. Tout ce qu’il avait fait, cru faire, aimé, pensé, jusqu’alors, n’était qu’un jeu… Ah ! le beau jeu !… De l’évoquer, la déchirante nostalgie lui gonflait la gorge de sanglots… Mais un jeu ! Et comment pouvait-il s’étonner qu’un souffle, un frisson de la terre, eût dispersé aux vents le jeu ?… Demeurait seul ce qui ne meurt : l’Esprit terrible de l’Un éternel, sa lumière implacable et son implacable paix. Il le trouva au fond du vide creusé en lui, et dans le regard mourant de l’άθάνατος. Il le trouva sous les bandelettes des momies de ses vieux penseurs Trinacriens et Ioniens, où il n’avait vu jusqu’en ces temps que de précieux objets de musées. Ils lui apparurent sous leur vrai jour, dans l’atmosphère catastrophique qui avait été la leur, qui était la sienne. Ils lui étaient apparentés. Et maintenant qu’il avait accompli, à leur suite, sa ϰατάϐασις είς Ἅδον — sa descente aux Enfers — il fit siennes leurs vues tragiques et sereines.

Ce n’eût été rien que son intelligence fût conquise, si le sourire d’agonie de son jeune compagnon n’eût conquis également son cœur. Il avait aspiré dans son dernier souffle, l’Acceptation, l’εύδαιμονία. Et s’il ne pouvait empêcher les blessures de se rouvrir dans la nuit — (combien de nuits !) — la nuit

  1. « Combien de sang ! »