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Assia, glissée sur le plancher, la joue posée contre la jambe d’Annette, pensait. Et elle dit :

— « Oui, c’est… Mais ce n’est pas rassurant… Cette étrangère qui est chez moi, qui me commande, cette pensée qui m’envahit et qui m’échappe… qu’est-ce qu’on loge ? »

— « Il ne faut pas s’en effrayer. Chacun en loge autant. Tous les locataires ne sont pas beaux. On n’y peut rien. Il faut de tout pour faire un monde. Toute la question est d’être un monde, c’est-à-dire de savoir l’organiser. Tu ne le sais pas encore. Tu apprendras. »

— « J’apprendrai quoi ? À ce que la pensée ne passe point à l’acte ? Mais de l’en-deçà à l’au-delà, il n’y a qu’une ligne. Et pour soi-même, quand on est franc, pensée vaut acte. La femme qui, dans le lit du mari, pense à l’amant, sait bien qu’elle le trompe autant que dans le lit de l’amant. »

Le bon sens ironique d’Annette donna à temps le coup de barre :

— « C’est entendu, ma fille. Il est cocu. Pensée suffit. Mais au moins, qu’elle sauve de l’acte ! De l’une à l’autre, il n’y a qu’une ligne, tu l’as dit. Mais pour le mari, mais pour les autres, sinon pour nous, — cette ligne est très importante… Je t’en prie, ménage mon Marc, ne passe pas la ligne ! »

Assia, qui était fort capable de goûter l’ironie, rit de bon cœur :

— « Pas question de cela ! J’aime mon Marc, en deçà, comme au delà. »

— « Tu ne l’aimeras peut-être pas toujours en deçà. »

— « Pourquoi ? »

— « Tu l’as dit. Notre pensée, mainte et mainte fois, nous échappe. Ne la suis pas ! Elle reviendra… Et en attendant, ma grande fille, il est inutile que ton compagnon sache quand ta pensée a passé le pont. »