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tanée, il avait su goûter, interrompre, regoûter, ou laisser, sans rien d’amer au fond du verre, ni pour ses compagnes, ni pour lui. D’assez bonne heure, à vingt-six ans, il s’était marié avec une jeune fille de riche bourgeoisie du nord de l’Italie, une brune de Vicence aux yeux bleus, qui l’adorait et qu’il chérit. Et ce fut l’union parfaite, fleurie par quatre naissances, quatre enfants gracieux et sains. Point de maladies, point de soucis, un bonheur si constant qu’il ne paraissait même plus possible qu’il en fût autrement. Lui et les siens eussent été tentés de croire que le malheur est le fait de ceux qui ne savent pas s’y prendre, ou dont la propension chagrine est un vice de nature, qui devrait être soigné. Évidemment, un tel esprit suppose une bonne dose d’indifférence au reste du monde ; mais cet égoïsme était si aimable et naïf qu’il n’était jamais blessant. Il faut aussi dire à sa décharge que le malheur des autres avait le bon goût de ne point trop s’étaler : le désespoir de ces populations du Mezzogiorno, endolories pendant des siècles, en était arrivé à ce dernier degré d’apathie, où elles n’eussent pas remué un doigt pour changer, de peur de sentir davantage la douleur. Leur sagesse amère s’exprimait en ce mot d’atroce ironie :

— « Addô ne’à sfizii, nun c’è perdenza. » ( « Où il n’y a pas d’élans pour résister, il n’y a rien à perdre. » )

Et les vieux loups de la politique, qui le savaient, se gardaient bien de rien changer à leur misère : car ils eussent risqué de les réveiller. Un de ces augures avait dit :

— « Il est mieux de ne pas éveiller les misères qui dorment[1] ».

  1. Agostino Depretis.