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point. Il savait regarder dans les yeux le Rien de la sombre aventure. Et cette nuit, il l’illuminait de l’éclair de l’esprit, qui créait sa vérité, sa beauté, sa bonté. Il ressentait puissamment celles-ci, et s’en enveloppait avec amour, sans perdre, un seul moment, la conscience claire de l’abîme, au dessus duquel il était suspendu, avec tout ce qu’il aimait.

Ce qu’il aimait ? Qu’aimait-il ?… Il était seul, et désabusé des hommes, qui le tenaient et qu’il tenait à distance… Oui, le présent, — ce qui meurt, ce qui demain sera mort !… Ce n’était pas pour ces condamnés, pour ces hommes du présent, qu’il pensait, vivait et créait. Mais celui qui crée, de chair ou d’esprit, (c’est le même !) il porte dans ses reins les hommes de l’avenir. Comment ne les aimerait-il point ? Il les projette dans la nuit. Ce sont eux qui combleront l’abîme.

Ce grand solitaire qui engendrait intrépidement sa pensée, il faisait l’avenir, sans y songer ; sans s’en douter, il était un ouvrier dans le chantier des hommes et des peuples du monde, qui travaillaient en ce moment à bâtir un ordre, un monde nouveau. Et quand plus tard il le reconnut, — après que les événements du dehors eurent fait effraction dans son cabinet, — il se trouva enrôlé dans l’armée de la Révolution. Il y avait alors dix ans que ce « Révolutionnaire sans le savoir » décochait pour elle ses flèches d’airain contre la pensée ennemie.

Et quand il l’ignorait encore à demi, Annette, convalescente, qui lisait ses livres dans son lit, du premier regard le découvrit. Et la joie inonda son cœur dans sa poitrine, dont l’ancien amour, jeune toujours, gonfla les seins. Elle aussi, avait engendré !… celui qui l’aimait. Son Julien… L’archer…