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Pour ]es Français d’avant 14, elle était le seul Dieu indiscuté. Tous les autres dieux étaient soumis à la loi commune de la vie : la mort, en gros et en détail, la vieillesse, la maladie, le ver qui ronge les autels. Aucun dieu n’était plus intangible. Hors elle seule. Pour les croyants aux religions, comme pour les « libres-penseurs ». Et davantage encore pour ces derniers. Car ces pauvres gens, en dehors d’elle, n’avaient plus où poser les pieds. Ce cri d’angoisse, pathétique et pitoyable (dans les deux sens du mot : pitié) de ce grand-maitre de l’Université laïque, le vieux Lavisse :

— « Mais si vous m’enlevez la Patrie, que me restera-t-il ? Pourquoi alors aurai-je vécu ? »

Ces vieux hommes, jusqu’au dernier jour enfermés dans l’harmonieux mais si étroit horizon de leurs collines ! Il leur fallait cette terre et tous ses morts, quinze siècles de morts, sous les talons ! Si vous ébranliez leur « patrie », c’était comme quand la terre se met à trembler : tous ceux qui se sont trouvés dans un séisme, connaissent l’angoisse unique, inexprimable, qui s’empare de tous les vivants : le point d’appui, le seul, sur lequel l’homme a bâti, se retire : il n’y a plus rien… Julien, d’avance, étant un sismographe ultra-sensible, percevait les grondements annonciateurs sous la terre et l’obscure détresse de l’âme qui va perdre son support. D’autant plus en détournait-il les yeux. Il restait là, muet, inhibé ; et il prenait garde de ne pas toucher à la dernière idole. — Mais certains de ceux qu’il avait désertés, des prêtres habitués à lire dans les consciences, son ancien directeur religieux, un fin vieillard à la grande bouche sans lèvres, comme celle de Voltaire, (mais les yeux n’avaient point déplace pour l’ironie, ils entraient par ruse ou par effraction dans la maison), virent, de très bonne heure, dès les débuts de la révolte, que l’insurgé n’aurait point la prudence