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pas illusion : « la mobilisation générale n’est pas la guerre », comme disent ces augures ; mais ils ne rient point en se regardant : la guerre vient, la guerre est là, elle attend l’heure.

Et vint l’autre guerre, — la vraie guerre de 1914. Toutes les passions accumulées de l’avant-guerre y trouvèrent le bouillon de culture où proliférer. Il n’était pas d’inimitiés à satisfaire que contre l’ennemi du dehors. Et comme les soupçons, les rancunes, les haines enfouies, avaient vu plus juste (c’est l’ordinaire) que les amis ! Elles avaient vu peut-être plus juste que Julien lui-même. — Car il ne se rendait pas encore compte de l’esprit de révolution, qu’il portait en lui. Dans le grondement monotone des autobus qui s’ébrouent entre les deux rangées de grises façades, bordant la rue de tous les jours, la révolte qui monologue s’assoupit, comme le battement douloureux de la gencive. Il n’y a rien à mordre. Calme trompeur. Julien savait que sa critique désabusée avait percé, par delà la première croûte de sa foi défunte, l’écorce pourrie de la société ; il ne tenait qu’à lui d’enfoncer la pointe, pour mettre à nu l’abcès purulent. Il ne l’enfonçait pas. Il reculait le moment de constater que l’ordre social entier et ses colonnes morales étaient condamnés. Il lui eût fallu se mettre en quête d’une autre maison ; et quarante ans de vie casanière lui avaient toujours fait envisager avec terreur un déménagement. Il savait pourtant que le congé de l’ancien appartement était donné. Mais il attendait, avec fatalisme, le jour du terme, où il devrait déloger… Et parmi ce caravansérail du passé, il y avait encore un grand bazar, dont il ne se résolvait pas à rendre la clef. Il évitait même d’y aller voir, il en avait fermé la porte et les volets sur la poussière des siècles : ce n’était pas prudent d’y faire le jour et de balayer. Ce grand bazar était la Patrie.