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c’était la façon de voir qui comptait ! Quand ils aimaient, ces laideurs mêmes, ils les aimaient ; ils les aimaient (secrètement), peut-être plus encore que les qualités ; l’aimé leur en paraissait plus proche, plus livré, plus touchant. Mais quand l’amour s’éclipsait, quel changement d’ombres et de reliefs ! Les mêmes lignes se déformaient, le grotesque et l’odieux s’y accusaient ; quelle misère ! Comment avait-on fait pour aimer — pour supporter ?… Pour supporter cela qu’on doit voir et garder auprès de soi, toute une vie ! — La fin de l’éclipse venue, on avait beau se rassurer en repérant, au plein jour, les sites connus et aimés, on n’oubliait plus ce qu’on avait vu ; le regard inquiétant de Assia s’acharnait à tâter le visage et les mouvements de son amant, qui se sentait observé et l’observait à son tour. Après, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre ; ils s’en aimaient plus, avec une sorte de fureur concentrée : fureur contre soi, peur de se perdre, pardon ! pardon !…

Mais la vague se recreusait, se regonflait, redescendait, remontait… Ils savaient qu’ils ne la retiendraient jamais. Ils n’avaient plus de sécurité…


Sans doute !… On ne bâtit rien sur l’amour. Ils le savaient, ou l’auraient dû savoir : la vie est un chantier, où le travail ne chôme pas ; il n’y a pas de place pour les flâneurs ! Droit à l’amour, soit ! Mais comme au pain ! Il faut le payer par le travail : qui ne travaille point n’a point droit à manger : pas plus l’amour que le pain._ La loi d’airain. Si une vermine de parasites réussit encore à y échapper, elle trouve en elle son châtiment. Le pain volé lui reste dans la gorge. Elle meurt d’écœurement sur son plaisir. Non ! l’on ne vit pas seulement de pain et d’amour… Travaille et crée !