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vraie compagne de sa vie. Il avait eu beau s’être retiré d’elle. Depuis seize ans, sa vie profonde se déroulait en dehors (en dedans) de sa vie apparente, de son ménage, de sa maison, — dominée par l’absente. C’était moins la figure d’Annette, son image matérielle — (ce l’était aussi ; mais les yeux de cet intellectuel étaient myopes dans les choses du cœur, et l’image était trouble) — c’était moins la vision d’Annette que son sillon brûlant, laissé au noyau de l’esprit. L’être intérieur de Julien en avait été transformé. À dater de ces jours lointains de 1905, où il avait cessé de la voir, elle n’avait cessé de le travailler : le regret, le remords, l’avaient secrètement modelé à l’image spirituelle de ce qu’elle aurait voulu de lui, ou de ce qu’il se figurait qu’elle eût voulu.

Ce fut ainsi qu’il lui dut le grand effort de sa vie et l’élargissement de son esprit affranchi. Ce ferment invisible changea l’eau en vin, et dans cette pensée casanière fit entrer les semences audacieuses de toute la terre. Elles furent encore assez lentes à lever ; il sentait depuis longtemps en lui ces libres hôtes, avant qu’aucun de ceux qui l’entouraient — famille, amis, collègues — s’en fût encore douté. Il n’était point pressé de les leur montrer. Les ouvrages qu’il écrivit dans cette première période, presque tous consacrés à la science, faisaient preuve de vues originales, mais strictement limitées par le cadre professionnel. Prudence ? Égards envers son milieu, qu’il savait devoir blesser ? Peu de vocation pour lutter ? Restes de sa timidité congénitale, qui faisait le silence sur le plus secret de soi ? Ou bien n’était-ce pas un sentiment plus mystérieux, une réserve religieuse du plus profond, du plus précieux, pour soi et pour le témoin imaginaire de sa vie intérieure, — son Annette irréelle ?

Mais l’Annette réelle — c’était le plus singulier ! —