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que ce service impliquait. Il avait usé jusqu’à la corde les vieux habits de l’individualisme destructeur ou stérile. Il avait vu et touché, chez ses compagnons intellectuels, la prostitution des idées qui lui étaient chères : la liberté de l’esprit, la non-violence. Tous les idéologues de la bourgeoisie, petits et grands, avaient commerce avec ces idées ; ces idées-filles leur procuraient la volupté à bon marché de l’intelligence magnanime et confortable, qui ne risque rien. Il y en avait pour tous les cuirs : objectivisme, idéalisme, esthéticisme, honneur, pitié, respect, vertu, libre conscience individuelle, humanité… Elles avaient passé par tant de lits qu’elles s’accommodaient de toutes les formes : tous les esprits s’y emboîtaient. Ils évitaient ainsi le contact pénible du réel, les mains râpeuses, les mains sales, et le sang. Ils se servaient de leurs idées, de leurs prostituées, pour échapper aux responsabilités et aux risques de l’action sociale. Ce n’était pas seulement, chez les meilleurs, la pusillanimité, la peur du sang ; c’était surtout le secret orgueil froissé : ils voulaient bien, à la rigueur, se dévouer pour la cause du peuple ; mais à condition de ne point perdre leur place d’honneur, de rester l’élite privilégiée qui dirige les masses mal éduquées, les professeurs qui font la classe ex cathedra. Sous la fiction d’une démocratie, ils n’admettaient pas, sans oser le dire, l’insolente égalité des prolétariats, qui les acceptaient, mais dans le rang. Quand la nécessité les eût forcés, comme en U. R. S. S., à coopérer avec ces masses, ils auraient eu beau faire, ils eussent conspiré, ou bien de cœur, ou bien de fait, pour établir l’oligarchie des techniciens, de la matière ou de l’esprit. Leur origine prolétarienne ou petite-bourgeoise, pour la plupart, ne les défendait pas d’une attitude protectrice à l’égard de ceux qu’ils regardaient comme des mineurs. Dans tous les temps, les