deniers. Annette s’imposait donc l’obligation difficile de ne point voir, de ne point savoir, de ne jamais paraître s’immiscer dans leur vie privée. Leur pitoyable vie désorbitée, prête à toutes les folies de l’instant, si elle n’avait eu, pour la maintenir, le sentiment de la présence (proche ou lointaine, à leur gré) de cette zone apaisée, où on ne leur demanderait jamais, pour entrer, de comptes à rendre, — où on ne chercherait même pas à les retenir : — « Viens quand tu veux ! Pars quand tu veux ! Tu ne me dois rien… » — Ni l’un, ni l’autre n’en abusait. Mais on savait qu’on avait ce havre, pour y détendre ses nerfs crispés et reposer, quelques instants, sa courbature de corps et de pensée. Et ce refuge n’eût pas suffi, s’ils n’avaient eu un autre frein qui ne leur permettait pas de s’abandonner à l’âme traîtresse : — la pauvreté, la faim qui ronge les jeunes ventres et qui ne laisse point au rêve avide, à la vengeance et au désir, et à l’ennui qui les engendre, le temps de paître. Il fallait, chaque matin, repartir en chasse de la pitance et, chaque soir, tomber de sommeil harassé sur sa faim.
Assia faisait de la dactylo-sténotypie de cours et de discours, du 230 mots à la minute, cinq à sept heures de tension ininterrompue. Il y fallait son implacable énergie et son mécanisme d’acier : l’ouïe, les doigts et le cerveau. Mais que de ratages, avant de parfaire l’apprentissage ! Elle sortait de là, vidée, les yeux enfoncés : plus une pensée, des mots, des lettres d’imprimerie, qui défilaient sur l’écran au triple galop… Assez ! assez !… C’était à se trouer l’écran… Oui, une balle dans la tempe… Elle vendit son browning, pour ne pas risquer d’être tentée… Et puis, (on crève ou on s’habitue), elle s’habitua. Une fois qu’on est bien exercée, avec une intelligence vive et dégourdie, qui sait saisir ou provoquer les occasions, on peut se créer