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verrait son esprit nu, verrait un chien fou qui tourne en huit dans une forêt, se déchirant et se heurtant jusqu’à ce qu’il tombe sur le flanc, et dans les yeux, dansant, des étincelles rouges. Il envie la colérique obstination de Bouchard et la discipline de Ruche, indifférente et réglée (dirait-on), comme un papier à musique ; ils font ce qu’ils font : que le reste attende son tour ! Mais il ne tient pas à leur ressembler. Bouchard, qui peine et fume sur son sillon, lui fait pitié. La ponctualité narquoise de Ruche l’irrite. Il ne la voit pas faisant l’amour ; mais quand elle le fera, ce sera à la minute marquée de son emploi du temps, et du même pas indifférent. Il a envie de la jeter au bas de son lit : (car le somnambule, en songeant à elle, vient de l’y mettre. Dieu soit loué ! elle n’y est point…) Mais le lit est vide, et le cerveau est plein. Quand les filles ne sont pas dans l’un, elles sont dans l’autre. Elles s’y bousculent avec les idées. Marc les subit rageusement. Livré pendant la guerre à ses instincts, il a connu la femme trop tôt et trop crûment, il n’a été retenu par rien, aucune réserve, aucun voile ; il a été jeté, frêle et brûlant, dans le corps à corps, comme dans une cuve de plomb fondu. Il en est sorti, brûlé, blessé. Il en reste à vif. Il garde, au fond de sa chair, fichée la lance du désir, le vertige et la terreur de la volupté. Son organisme aux nerfs vibrants, comme un violon, frémit à la moindre pression. D’une intelligence précocement aiguisée, il se rend compte du danger, qu’il n’a confié à aucun. Il a été si seul et si longtemps qu’il pense qu’un homme vrai doit garder pour soi ses dangers et se défendre seul. C’est pourquoi, lâché libre dans Paris et moralement n’ayant rien qui l’arrête, il se garde des rencontres sexuelles, comme du feu. Il a peur — non de l’autre — mais de lui. Il ne sait pas s’il resterait ensuite maître de soi. Il sait trop qu’il ne le resterait pas. Et lui qui n’a aucun penchant à l’ascétisme, qui moralement le flétrirait de dérision, il s’y oblige, il y est