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filé. Le poisson aussi. Annette rit au nez froncé de la Sylvie : elle connaît sa moue de dépit courroucé, contre quiconque s’oppose à sa volonté. — Marc qui, depuis un moment, l’observe, lui demande :

— « Maman, de quoi ris-tu ? »

Elle le regarde, sa mine soucieuse, ombrageuse, perpétuellement sur le qui-vive, comme si le monde entier n’avait pas d’occupation plus pressante que de chercher à le happer, elle lui dit :

— « De toi aussi. »

— « Aussi ? Et qui est l’autre ? »

Elle ne le dit pas.

Non, ce n’est point là ce qui l’inquiète, en le laissant seul dans cette jungle de Paris. — Car décidément, elle va partir. Une occasion, hasardeuse, vient de s’offrir. Elle la saisit. Après avoir tâté d’une demi-douzaine de gagne-pain, fait de la copie, des commissions, des étiquettes pour magasins, des recherches dans les bibliothèques pour le compte d’un homme de lettres qui confectionnait des biographies romancées — (elle lui apportait les documents, qu’il déformait, afin de faire rire aux dépens de son héros, paillard, névrosé, grotesque, paillasse de cirque shakespearien, car c’était ainsi que la nouvelle classe de clients, ignares, désœuvrés et potiniers, concevaient l’histoire : comme un ana de commérages chez la portière) — après vingt et vingt courses inutiles, d’un bout à l’autre de Paris (elle en avait la corne aux pieds), Annette avait enfin, quelques semaines, tenu le poste de secrétaire et de caissière à un hôtel du quartier de l’Étoile. Elle n’y ferait pas long feu : elle avait dû reconnaître, à sa honte, que toute son instruction ne la rendait pas experte à débrouiller l’écheveau de la comptabilité. Mais elle avait, au bureau, fait la connaissance d’une famille roumaine, qui s’était entichée d’elle. Dès les premiers mots échangés, les trois jeunes filles se prirent de passion :