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allaient, de leur sang. Il n’était pas une de ces familles qui n’eût payé. Annette le savait. Elle ne leur reprochait point leur dureté. Cette inhumanité de la douleur est humaine, trop humaine ! — surtout quand la douleur n’est point sûre de ne s’être pas trompée, de n’avoir pas été sacrifiée sur un autel douteux par de fourbes pontifes. Et comme le reconnaître serait le suprême désespoir, elle serre les dents et mourra plutôt que de s’avouer son erreur. Malheur à quiconque, par son opposition à l’entraînement commun, par son refus d’obéir, par sa seule existence à l’écart du troupeau, fait brèche dans le Credo !

Annette recommença la course aux mille places d’un jour ou d’une semaine, qu’elle avait dû apprendre, quelque vingt ans avant, quand Marc était encore au berceau. Elle aurait dû avoir plus de peine à s’y réhabituer, passé la quarantaine. Ce fut tout le contraire. Elle se sentait plus souple qu’à vingt-cinq ans. Une étrange euphorie, que n’expliquait peut-être pas seulement la détente morale produite par la fin de la guerre, devait avoir ses racines dans un état d’équilibre physiologique, ainsi qu’il s’en produit parfois à cette étape de la vie, pareille à un haut plateau entre deux rudes montées : on jouit de l’escalade, de la muraille surmontée, des précipices au fond desquels on a failli rouler, de la saine fatigue des muscles qui ont bien travaillé, et de l’air vif d’en haut qu’on boit à poitrine élargie. Ce qui viendra après, on aura le temps d’y songer !… « Je ne suis pas pressée. Ce que j’ai, je le tiens. Je tiens cette gorgée d’air. Respirons bien ! Le cauchemar qui pesait sur l’Europe et sur moi, la masse de souffrances, sont dissipés pour un temps — un temps qui passera trop vite — mais je passe aussi, tout passe, — et de ce temps il faut savoir jouir. Je l’ai appris… »

Elle est au stade où l’on connaît enfin le prix de l’heure présente. L’heure est bonne à mâcher, quand