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Assia avait débuté ex abrupto :

— « Voilà cinq ans que tous les ruisseaux de l’Europe me roulent. Je n’ai pas peur d’une douche de plus. Je le connais, le goût de fange, le goût de suie, qui est dans votre pluie ! L’eau des grandes villes ne lave pas, elle salit. Mais je n’en suis plus à défendre mon hermine. Elle n’a plus une place qui n’ait traîné. Elle a ramassé l’odeur de tous les troupeaux. La sentez-vous ? » (Elle lui mit son châle sous le nez…) « Il a roulé dans les boues grasses d’Ukraine et dans la millénaire ordure de Constantinople et ses marchés atroces, avant de venir ici ramasser la poussière de votre épouvantable indifférence… »

— « La mienne ? » murmura Annette.

— « Votre Occident. »

— « Je n’ai à moi, dit Annette, que moi. »

— « Vous avez de la chance ! dit Assia. C’est plus que je n’ai jamais eu… Écoutez-moi ! Je dois parler… Si ce que je dis vous écœure ou vous ennuie, vous partirez… Je ne vous retiens pas. Je ne retiens personne… Mais essayez !… »

Annette se tut, observant de profil la jeune femme au front saillant, qui, la tête droite sous la pluie, le sourcil froncé, le dur regard fixé devant elle, ne voyait rien devant elle, tout au dedans, redescendait dans la prison de ses souvenirs.

— « Vous avez, dit Assia, plus du double de mon âge. Mais la plus vieille des deux, c’est moi. J’ai tout vécu. »

— « Je suis mère », dit doucement Annette.

— « Je l’ai été », dit Assia d’une voix rauque.

Annette tressaillit. Avec précaution, elle murmura :

— « Vous ne l’avez plus ? »

— « Ils me l’ont tué dans mes bras. »

Annette étouffa un cri. Assia fixait un coin du châle taché :