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Félicien Lerond, qui avait, l’heureux garçon, une vocation scientifique décidée. Elle lui épargnait la peine de penser à ce qui se passait autour de lui. En dehors de sa spécialité, il eût été un vrai idiot, sans une finasserie de paysan français qui le sauvait. — Et il y avait de petits crétins de l’esthéticisme, qui se croyaient des aristocrates de l’esprit, parce qu’ils ne daignaient pas s’occuper des nécessités de l’action sociale : sans doute ne leur talonnait-elle pas trop les flancs ! Ils aimaient à citer prétentieusement l’arrêt formulé par l’augure Valéry : « Qu’on ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu’il connaisse. Il faut donc être infiniment sot ou infiniment ignorant pour avoir un avis sur la plupart des problèmes que pose la politique… » Ils étaient fiers de n’en avoir point. Ils méprisaient parfaitement les deux camps des discuteurs, qui les méprisaient pareillement.

Enfin, sur l’autre rive de la table, juste en face des Cinq, tranquilles s’étaient installés, sous leurs longs cils les yeux gris, le fin nez pointu, et le sourire d’Henriette Ruche. Elle avait sagement étalé autour d’elle les livres qu’elle s’était fixé, pour ce jour, la tâche de consulter. Elle n’en perdait, pour cela, pas une bouchée de ce qui se disait autour d’elle, tandis que ses doigts longs et maigres, dont un ou deux ongles étaient mordillés, couraient, notant exactement sur le papier ce qu’elle lisait. Elle trouvait même dans sa tête bien ordonnée, au trop grand front dissimulé, la place pour laisser couler d’une oreille à l’autre le flux de confidences inutiles que lui chuchotait, perchée d’une fesse joufflue sur la table, la grassouillette Élodie Bertin… Ce nom d’Élodie, la possesseur ne l’avouait point — sauf à chacun, en particulier : car elle était incapable de garder un secret ; elle s’était rebaptisée Élisabeth, qu’elle avait fait, pour l’ajuster aux modes présentes, Babette, puis (abrégeons !) Bette. Ce der-