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avec les émigrés, qui y avaient établi leur camp dès le début de la Révolution, elle s’était repliée, glacée : ils lui étaient plus étrangers que l’étranger ; ils avaient perdu liaison avec la vie ; ils ne comprenaient plus rien à rien ; et ils continuaient de pérorer, de disputer, de décréter, sans s’apercevoir qu’ils étaient morts. Chaque fois qu’elle les voyait, elle avait un recul de répulsion hallucinée : — « Morts… ils sont morts… Comment ne le sentent-ils pas ?… » Ils le sentaient, dans une convulsion désespérée. Ils hurlaient à Dieu, au diable, au tsar et à la mort — la mort des leurs, la mort des autres, la mort de l’entière humanité. Puisque l’Europe, puisque le monde, ne voulaient pas les sauver, il fallait que l’Europe, que le monde pérît avec eux. Et la folie du meurtre s’emparait de ces cerveaux qui sombraient dans la démence mystique et le délire de l’alcool. — Elle les fuyait, elle haïssait leurs bavardages, leur frénésie et leur inutilité. Elle fuyait, elle haïssait tout ce qui lui rappelait son passé. Elle avait plongé dans le gouffre énorme de la solitude, qui est le plus énorme au cœur d’une grande ville. Cette ville ne comprenait pas plus ces Russes qu’elle abritait, que ces Russes — qu’elle-même — ne comprenaient cette ville qu’ils méprisaient, en y logeant. Assia était en marge des vivants. Elle avait le sentiment d’appartenir à un monde englouti.

Mais elle ne pouvait pas être engloutie. Elle était d’une substance indestructible : la forme seule peut changer. Comme ces vies sous-marines qui s’adaptent à toutes les pressions, elle eût vu sans yeux et respiré sans poumons. Rien ne pourrait, avant son heure, la déloger : pas même, peut-être, sa volonté.

Elle avait duré deux ans dans un isolement presque complet, dénuée de ressources, vivant de moyens de hasard invraisemblables, se nourrissant certains jours d’une pomme qu’elle avait volée à un étalage, d’autres jours rien ; ou bien, le jour qu’elle avait gagné quelque