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langue était liée. Il ne restait plus d’autre issue que de s’enfoncer dans la fondrière, jusqu’à ne plus voir et ne plus sentir, jusqu’à mourir. Fedor Volkoff avait eu la chance de mourir, dès les premiers pas de son chemin de croix — (il n’est pas de croix que pour les justes : le Christ a eu pour compagnons sur son gibet deux hommes qui se sont trompés) ; — fait prisonnier dans une fuite, il s’était laissé fusiller sans un mot, ne pardonnant rien ni aux ennemis, ni aux amis, — ni à soi-même, — les dents serrées, maudissant le monde… La nuit, enfin !…

Et il y avait aussi un jeune frère, de quatorze à quinze ans, qui adorait Assia[1], qui partageait ses rêves d’amour et de génie, qui était parti, aux premières sonneries de rassemblement, avec une troupe de jeunes fous lycéens comme lui, à peine armés, pour combattre les bolcheviks : ils avaient tous été exterminés.

Assia avait continué seule sur le chemin de la déroute, où chaque station était marquée par une souffrance et par une honte. Et plus d’une fois, elle y avait fait le coup de feu. Elle y aurait rendu son âme, à chaque fois que la course éperdue s’arrêtait, si la fureur de vivre qui est au ventre des jeunes êtres et le délire qu’elle entretient dans leur cerveau ne lui avaient bloqué les yeux sous un voile rouge, et enfoncé leur éperon aux flancs. Elle le savait. Elle le voulait. Elle suffoquait de dégoût de soi et de mépris. Et puisqu’il fallait manger, pour vivre, le mépris, elle s’en gorgeait.

Quand elle avait pu, enfin, atteindre le havre d’occident — la côte de sable entre les falaises, où les naufrageurs achevaient de voler aux naufragés leurs épaves — Paris, la grève bruissante, où, rejetés par l’océan, les crabes entassés dans le panier se dévoraient, — elle s’était terrée à l’écart. Aux premiers contacts

  1. Anastasia.