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tion européenne avait d’abord utilisés, poussés dans le gouffre, et puis lâchés. Elle avait connu les hystéries de la haine, qui veut se venger et faire souffrir à son tour. Elle avait connu les soubresauts de révolte frénétique contre les cruautés, — qui lui avaient fait exécrer celles de son parti comme des ennemis. Elle avait connu les égarements d’un corps recru de souffrances et délirant. Elle avait connu les heures d’horreur de soi et du monde, de vie vomie, d’impossibilité d’exister. Et elle avait connu, inexplicablement, l’oubli total de tout ce qu’elle avait vu et vécu — et les impitoyables recommencements. Ces années terribles étaient un tourbillon vertigineux, dont il ne lui restait presque plus rien de conscient. Table rase, en ses journées ! Les nuits prenaient leur revanche. Le passé n’était plus qu’un rêve halluciné. Elle l’écartait de ses talons. Elle se disait : — « Qui était-ce ? » — Elle avait semé derrière elle tant de ses « moi », usés, souillés, égorgés !… Le nouveau moi marchait dessus. Elle avait beau cracher sur la vie. La vie vivait en elle, et voulait vivre. Elle était une femme aux fortes hanches, de vingt-deux ans.

Son père était professeur d’histoire du droit à l’Université de Kazan, — un haut représentant respecté de l’ancienne intelliguentsia, qui avait été le marchepied de la Révolution et que la Révolution avait aussitôt dépassée, brisée, rejetée dans la pire réaction. En quelques semaines « l’intelligence » de Russie, comme une boussole affolée, avait sauté de Kerensky à Denikine, du socialisme révolutionnaire aux collusions indélébiles avec la contre-révolution blanche. Elle n’avait pas eu le temps de reprendre son souffle et son chemin ; égarée de trouble et de fureur, aveuglée par l’ouragan, elle s’était retrouvée, avec stupeur, parmi ceux qu’elle méprisait comme la boue de ses souliers. Elle s’en sentait déshonorée ; mais elle ne pouvait plus s’y arracher ; elle y était engluée par des caillots de sang ; même la