Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/243

Cette page n’a pas encore été corrigée

le sens. Annette, perdue parmi cette foule aux grands corps blonds, gorgés de joie et de victoire, pensait :

— « Nous, vos vaincus, nous entendons, nous comprenons ces saintes paroles ; et par ce fait, nous, vos vaincus, sommes vos vainqueurs, nous avons la meilleure part… »

Et maintenant, la situation était intervertie. Le peuple qui souffrait de l’injustice — le peuple de Annette — était devenu celui qui fait souffrir l’injustice. Et le chant de désespoir et de réconfort des Béatitudes n’était plus écrit pour lui. Le Christ de la défaite était passé sur l’autre rive. Hélas ! les hommes n’ont le sens de la justice que dans la mesure où elle s’accorde avec leurs intérêts. Annette avait grandi dans une génération qui s’était nourrie du généreux : « Gloria Victis ! » Et elle voyait avec déchirement que, victorieuse, sa nation avait repris, sans le formuler, au fond de son dur égoïsme, le mot du Brenn gaulois. Et l’invisible roue du Destin tournait, tournait, et ramènerait les jours sombres… Annette était transpercée par les sept glaives du souvenir, et du reniement, et de la honte, et du remords, et de la cruelle ironie, et de la terreur de l’expiation qu’elle voyait venir, et du renoncement résigné à la vie. Et son fils, caché derrière le pilier, cueillait au vol chacune de ses pensées, il les buvait, il l’épousait, il éprouvait exactement comme étant sien ce qui était d’elle, il en était sûr, au même moment il ressentait la même amertume, et il savait pourquoi cette larme coule : car, dans ses yeux, la même larme était refoulée. — Et soudain, un chaud élan l’emporta vers elle. Il fendit la foule, et, par derrière, il prit la main de sa mère. Elle eut un sursaut ; tournant le cou, elle vit par-dessus l’épaule, y appuyant presque son menton, elle vit la tête de son garçon ; elle l’embrassa des yeux reconnaissants ; ils échangèrent leur regard fraternel ; et la main dans la main, sans bouger, ils écoutèrent jusqu’à la fin l’oratorio.