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eux en le mordant. Ils ne pouvaient s’assouvir ensemble.

Le plus pressé : Jouir, ou connaître ?… Connaître, d’abord ! Le petit Rivière ne pouvait pas supporter la pensée de s’en aller de la vie, avant de voir, avant de savoir. Il lui semblait qu’il eût erré dans une nuit de désespoir, pire que tous les enfers inventés, pendant tout le reste de son éternité. (Car on a beau ne croire à rien, après la vie. Le rien, pour un cœur de vingt ans, est la plus implacable des éternités.)

Comment savoir ? Et quoi savoir ? On ignore tout. — Et d’abord, par quoi commencer ?… Tout est remis en question, et tout vous assaille à la fois. L’instruction des années de guerre a laissé des lacunes invraisemblables, qui ne seront jamais comblées. L’esprit vagabondait ailleurs. Le corps aussi. Marc était plus souvent dans la rue que sur les bancs de son lycée. Et quand il condescendait à y poser ses maigres fesses, l’œil vif et dur du louveteau efflanqué s’allumait d’étranges lueurs, il poursuivait, au travers des murs moroses, un gibier d’un autre poil que les vieilles carcasses de l’Université. Par moments rares, l’accent d’un maître, le choc d’un mot, déclenchait l’ombre chaude d’un morceau de vie : il sautait dessus. Mais il était incapable de situer ce fragment du Réel immense ; il lui manquait, dans l’exposé, tout l’avant-train, qu’inattentif il avait laissé passer : il lâchait prise ; et tout l’après, toute la croupe, plongeait dans le trou. Si l’on eût dressé le planisphère de ses notions enregistrées en n’importe quel ordre de connaissance, on eût cru voir ces anciennes cartes de l’Afrique, où les vides étaient plus nombreux que les pleins, et les grands fleuves tronçonnés comme des queues de lézards dans la gueule d’un chat : ils se perdaient ; l’imagination y suppléait, en bourgeonnant ici ou là des villes, des monts, de fable, de sable. Il y avait des siècles entiers de l’histoire, des chapelets de théorèmes, des