envié, dans les salles de rédaction, pendant les fugues du patron. Quand il revenait, alourdi et assombri comme une nuée qui vient de crever et qui remonte en brume épaisse de la terre, Annette fronçait le sourcil, hostile, glacée, en feignant l’impersonnalité d’une machine qui exécute ce que le maître lui imprime. Il savait très bien ce qu’elle pensait. Ce lui était un divertissement. Il eût cherché à la faire parler. Mais elle se garait. Il n’était pas prudent d’ouvrir la porte. Une fois entrée, elle ne répondait plus de la façon dont elle en sortirait. C’était justement ce qui le tentait.
Pendant plusieurs mois, tacitement, il avait, comme elle, reconnu cette convention d’une porte de sûreté, bien fermée, entre lui et elle. Sur ces régions de sa vie, ces terrains de chasse, il ne tenait pas à introduire cette femme au flair trop aiguisé ; elle l’eût gêné : il la ménageait. — Et puis, peu à peu, plus sûr d’elle, il ménagea moins ; il eut envie de cela même qu’il écartait : lui mettre le nez dans ces marais et voir un peu la grimace qu’elle ferait. Au fond, toujours le mortel prurit de dégrader ce que secrètement on estime pour s’y être refusé…
Il commença par provoquer Annette dans son silence ; il essayait de piquer sa curiosité ou son amour-propre. Il lui disait :
— « Hein ! tu as peur ?… Tu aimes mieux ne pas savoir ?… Hé ! la Vertu, c’est plus commode… On ne risque pas d’être tenté… »
— « Et par quoi donc ? Et par qui donc ? » répliquait-elle, dédaigneuse.
— « Tu es trop sûre. C’est à bon compte !… J’aimerais à te voir, une fois, perdre la tête. »
— « Moi, je l’ai trop vu. Et grâce à Dieu, j’ai passé l’âge. Je n’ai pas envie de retourner. »
— « Puisque tu as passé la barrière, qu’est-ce que ça te coûte de regarder de l’autre côté ? Qu’est-ce que tu crains ? »