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les chairs molles, les désarmés : pour lui, ils étaient des vils ; il en abusait, sans remords. Quant aux costauds qui lui tenaient tête, c’était le duel au couteau. Entre eux et lui, toutes les armes étaient bonnes. Si la vieille Europe eût été mûre — (ils étaient en train de la pourrir, comme une nèfle sur la paille) — ils eussent rendu des points aux gangsters de Chicago.

Mais Annette lui en imposait — et d’autant plus qu’elle ne lui faisait pas de morale inutile. Il la sentait imbrisable, intangible, et pourtant, exempte de préjugés. Elle ne bronchait pas devant les pires spectacles. Elle les jugeait, d’un regard net et péremptoire. Sans faire intervenir aucun principe. Elle n’avait pas besoin de béquilles morales ou religieuses. Elle avait ses yeux de femme, fiers et tranquilles. Ils ne clignaient pas. Ils ne mentaient pas, ni à elle-même, ni à celui qu’ils pénétraient. Et leur absence d’illusions n’altérait point sa solidité allègre. Elle aimait à vivre, mais elle n’eût pas (il en était sûr) prolongé sa vie, d’une heure, si on lui en avait fait une condition lésant ses droits — ( « Ses droits ! » Timon narguait… « Je les écraserais, entre deux doigts !… » Mais il savait que, même écrasée, il lui en resterait, comme du dard de l’abeille, le fier regard qui le défie)… Rude typesse, armée, comme lui, magnifiquement, pour la lutte !… Mais elle ne tenait pas, pour elle-même, pour elle seule, à la lutte. Elle était femme. Il lui fallait, afin de s’y intéresser, avoir un homme pour qui lutter : fils ou amant — ou, à défaut, maître. Un homme avec qui elle fît corps. — Ainsi, Timon la voyait, brutalement. Elle se fût cabrée contre l’affront. Mais ce n’en était pas un, au jugement de Timon. Il jugeait d’elle, par ses yeux de mâle pour qui la femme vaut ce qu’elle vaut par rapport à l’homme. Elle ne peut avoir d’existence par elle seule. Et que cette Annette, faite pour la lutte, eût besoin d’un homme pour s’y incorporer, comme la lame cherche le manche et la main qui tient