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Masson, le typo, son compagnon, venait de se tuer. Le malheureux était rongé par les doubles poisons de la syphilis et des gaz, qu’il avait également rapportés de la guerre. Le corps, brûlé, était incapable de soutenir l’assaut furieux de l’esprit. Ses déceptions et ses rancœurs étaient de l’huile sur la torche. Il crachait le sang, en aboiements inutiles pour réveiller, aux meetings, l’indifférence des anciens combattants. Ils se détournaient de lui, irrités ; ils lui en voulaient de leur rappeler ce qu’ils préféraient oublier ; et plus d’un cachait sa gêne sous l’insulte. Il rentrait de là, épuisé, étouffé par sa douleur et sa rage impuissante, le cerveau en fièvre, que l’insomnie achevait d’affoler. Une netteté hallucinée lui faisait voir le retour de la guerre, que rendaient fatale l’hypocrisie de la paix de rapines et la complicité, par veulerie, du peuple de France. Ce recommencement de l’enfer, d’où il avait cm sortir trois ans avant, lui était impossible à supporter. Et la trahison morale de son peuple lui arrachait toute raison d’exister. Il ne pouvait rien. Et s’il eût pu, pour qui eût-il trouvé encore l’énergie de lutter ? Pour ces traîtres, — traîtres à leur cause, traîtres à leur classe ? Pour ces lâches ? — Une nuit que le désespoir et la toux l’étranglaient, il se coupa la gorge, avec son couteau des tranchées.

Marc le trouva sur sa paillasse repue de sang, comme une éponge, le corps vidé, la gueule crispée, aboyant encore à la trahison des vivants…

Et ce fut ce jour-là qu’il rencontra, dans la rue, près de sa porte, sa mère qui venait lui faire visite. Il ne vit pas la fatigue des traits, les yeux cernés ; il vit son rire. Elle lui apportait deux billets de concert ; elle les lui tendait ; elle se réjouissait d’entendre de belle musique avec son fils. Elle le lui dit, heureuse et essoufflée d’avoir marché trop vite. Il sursauta, il ricana, les mains enfoncées dans les poches, et il dit : — « Non ! » Elle ne comprit pas, elle pensa qu’il était pris par