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infâme, dont l’Ubu-Roi avait régalé sa rédaction, aux dépens d’un malencontreux visiteur, un vieux curé mal inspiré, qui était venu chez lui quêter… La scène était trop dans le goût de Karagheuz pour que nous puissions l’exhiber ici… Le curé avait vu le Diable, il s’enfuit. La volaille aussi, dès qu’elle put. Elle était résolue à ne plus rentrer.

Annette écoutait, la main passée sous l’aile ébouriffée, et, sans parler, la tapotant, tâchait de la calmer. Quand l’autre eut fini, elle dit :

— « Alors, la place est libre maintenant ? »

L’autre en ravala ses hoquets :

— « Vous ne voudriez pas la prendre ? »

— « Pourquoi pas ? Si je ne vous prends pas le pain de la bouche. »

— « Je ne mange plus de ce pain-là. »

— « J’en ai mangé d’autres ! On sait bien qu’il vaut mieux ne pas regarder de trop près les mains du boulanger. »

— « Je les ai vues. Je ne peux plus manger. »

— « Je les verrai. Et je mangerai. »

La femme affolée ne put s’empêcher, malgré la hantise qui lui barrait le front, de rire en regardant Annette, et sa belle humeur, qui la défiait du menton

— « Vous avez de l’appétit ! »

— « Je n’y puis rien, dit Annette. Je ne suis pas un pur esprit. Manger, d’abord. Après, l’esprit n’y perdra rien. Je vous en réponds ! Je ne le vends pas. »

Elle se munit des renseignements nécessaires : le salaire était bon, la tâche ne dépassait point ses facultés ; elle avait, par grand hasard, la chance de connaître, d’autrefois, un des rameurs de la galère, un vieux rédacteur (elle avait dansé avec lui, du temps où elle flirtait dans les salons avec Roger, son mari manqué). Elle n’attendit pas la fin de l’après-midi, pour enlever la place toute chaude. Elle se disait :

— « Il ferait beau voir que j’hésite ! Le monde est