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Annette, depuis des ans, ne jouait plus guère. Elle était bonne virtuose, en sa jeunesse. Mais elle avait dû vendre son vieux piano. Et les ans de soucis, le travail incessant, ne lui avaient plus permis de s’exercer, que rarement. Même, depuis la guerre, une sorte de répugnance l’écartait de la musique ; il lui semblait qu’en s’y livrant, elle faisait tort à la souffrance universelle. Quand il lui était arrivé de rouvrir un piano, c’était furtivement, comme pour œuvre de chair. Mais d’autant plus violente était l’emprise que l’esprit la condamnait. À ces moments, la musique la renversait sous son étreinte, comme sous l’amant, immobilisée, la bouche brûlée ; elle sentait battre le torrent, il l’emportait, elle ne gardait sa lucidité que pour suivre les rives qui fuyaient, et les tournants vertigineux : le corps lié, paralysé, toute sa force de liberté se réfugiait dans son regard…

Ce regard trouble, ce regard dur, se leva des flots du clavier ; il parcourut lourdement le cercle des trois visages qui l’épiaient : Franz, béant d’émotion, asservi ; — la jeune fille, rongée de colère et de peur ; — la mère effarée, qui cherchait à comprendre… Le regard les sonda, tandis