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forme, la substance est la même. Je me reconnais, mais autre, et possédé par une âme étrangère…

Et l’on veut se reconquérir sur cet usurpateur… Double attrait. Triple attrait : attrait de la ressemblance, attrait de l’opposition, et la guerre de conquête, qui n’est pas le moindre des trois…

Que de forces communes entre Annette et Sylvie ! L’orgueil, l’indépendance, l’ordre, la volonté, la vie sensuelle ! Mais de ces deux esprits, l’un tourné vers le dedans, l’autre vers le dehors, — les deux hémisphères de l’âme. Elles étaient constituées presque des mêmes éléments ; mais chacune, pour des raisons obscures et profondes, qui tenaient à l’essence de la personnalité, en refoulait une moitié, n’en voulait voir qu’une seule, — celle qui émergeait, ou celle qui était submergée. Le rapprochement des deux sœurs dans une vie commune inquiétait la conscience habituelle que chacune avait de soi. Leur affection mutuelle se teintait d’hostilité. Et plus l’affection était vive, plus vive l’hostilité cachée : car elles se sentaient irréductibles l’une à l’autre. Annette, plus experte à lire dans ses arrière-pensées, et aussi plus sincère, était capable de les juger et de les réprimer : le temps était passé, où elle voulait absorber Sylvie dans son impérieux amour. Mais Sylvie gardait toujours un secret désir de dominer son aînée ; et elle n’était pas fâchée que les événements lui eussent fourni le moyen d’affirmer sa supériorité. Revanche des inégalités du sort pendant la jeunesse des deux sœurs ! Ce sentiment inavoué et sa tendresse réelle lui faisaient goûter une satisfaction, qu’elle dissimulait, à voir Annette travailler, sous sa direction, à l’atelier. Elle eût voulu l’enrôler. Elle la chargeait de recevoir ses clientes, de dessiner au fusain des garnitures de broderie ; elle tâchait de lui persuader qu’elle pourrait s’assurer un emploi important, et même s’associer à elle, plus tard, dans son commerce.