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Il ne manquait pas à Paris de milieux intelligents où Annette eût été honorablement accueillie, — et particulièrement dans un monde qui aurait dû être familier à la fille de l’architecte Rivière : — parmi ces artistes qui vivent en marge du philistinisme social, et qui, dotés pourtant de l’esprit de famille le plus traditionnel, sont dénués de préjugés, et jusque dans l’union libre portent des vertus bourgeoises. Mais Annette frayait peu avec les femmes d’artistes. D’esprit très ordonné, de manières réservées, aucunement bohème, elle goûtait médiocrement leurs façons et leur conversation, tout en rendant hommage à leurs grandes qualités : courage, bonhomie, endurance. Il faut bien le dire : dans la vie ordinaire, les relations se fondent beaucoup moins sur l’estime que sur une communauté d’instincts et d’habitudes. — Au reste, Raoul Rivière avait, depuis longtemps, semé en route ses anciens compagnons. Aussitôt que ses succès lui avaient permis d’atteindre au monde de la richesse et des honneurs officiels, cet homme aux forts appétits avait rompu avec la haud aurea mediocritas. Trop intelligent pour ne pas apprécier la société des hommes de travail plus que celle des salons et des cercles parisiens, qu’il jugeait entre intimes avec une cruelle ironie, il s’était installé dans la seconde, parce qu’il y pouvait largement pâturer. Il s’était ménagé des échappées secrètes dans d’autres mondes fort mêlés, où il trouvait à satisfaire sa passion du plaisir et son besoin d’indépendance effrénée : car il menait double ou triple vie. Mais peu en étaient avertis ; et sa fille n’avait connu de lui que la vie de parade et d’affaires.