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à sa jeune image, neuve encore à souffrir… « Attends, ma pauvre Annette ! tu n’en es qu’au début… »

— Ne regrettes-tu rien ?

— Rien.

— Ni ce que tu as fait, ni ce que tu n’as pas fait ?

— Rien. Esprit trompeur ! Tu guettais mes regrets ? Tu en seras pour tes peines ! Je prends tout, tout ce que j’ai eu, et tout ce que je n’ai pas eu, tout mon lot, sage et fou. Tout fut vrai, sage et fou. On se trompe, c’est la vie… Mais ce n’est jamais se tromper tout à fait que d’aimer… Malgré l’âge qui vient, je garde un cœur sans rides… et, quoi qu’il ait souffert, heureux d’avoir aimé… Et sa pensée reconnaissante adressa un sourire à ceux qu’elle avait aimés.

Il y avait dans ce sourire, avec beaucoup de tendresse, pas mal d’ironie française. Annette voyait, curieusement, en même temps que l’émouvant, le ridicule de tous ces tourments, des siens, de ceux des autres… cette pitoyable fièvre de désir et d’attente ! Qu’est-ce qu’elle attendait ?… Fini d’aimer, pour moi ! — À vous ! À votre tour !…

Elle aperçut les autres, son fils aux mains brûlantes, frémissant de saisir l’incertain avenir ; Philippe insatisfait du médiocre aliment qu’offrait la société à sa faim dévorante ; Sylvie qui s’étourdit et guette l’événement qui vienne remplir le vide béant au cœur ; ce peuple de petites gens qui bâillent l’ennui de leur vie ; et cette jeunesse inquiète, qui erre et qui attend… Qu’est-ce qu’elle attend ? Vers quoi ces mains tendues ?

Déchargée de soi-même, elle contemple l’ensemble de ces porte-fardeaux, elle voit le troupeau, cette foule des rues, qui court, qui se précipite, chacun ignorant les autres, chacun comme poussé par les chiens du berger, — sous l’apparent désordre le rythme souverain — tous croyant se diriger, tous dirigés… Vers où ? Où est-ce qu’il les mène, le pasteur invisible ? Le bon pasteur ? Non ! Au delà de la bonté…