Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/323

Cette page n’a pas encore été corrigée

corps, ce sang lui faisait chaud et joie. Tant qu’elle fut jeune, elle ne songeait pas aux victimes. Du jour où, y pensant, elle se dit : « Il faut être dure », c’est qu’elle commençait à faiblir. Elle le sentait maintenant : elle ne pouvait plus être dure, que par intermittences. Elle vieillissait. Le mal qu’elle faisait à Noémi, dix ans plus tôt elle eût fait sans un instant de doute… « Mon bonheur est mon droit. Malheur à qui le touche !… » Elle n’avait pas besoin de chercher des prétextes. — Maintenant, pour arracher sa part de bonheur à la vie, il lui fallait trouver d’autres raisons que son bonheur. Elle ne se suffisait plus. Elle avait trouvé la force d’évincer sans scrupule les concurrentes moins heureuses dans la chasse au pain : ce pain était celui de son fils ; elle était soutenue par l’instinct animal qui fait se hérisser la bête pour défendre ses petits et qui les nourrirait de la chair du prochain. Mais l’autre instinct animal, l’amour de soi, — prendre et garder pour soi, — s’épuisait, il ne s’affirmait plus que par saccades. La maternité même, en usurpant sa place, l’avait partiellement détruit.

Or, dans la crise présente, son fils ne lui était d’aucun secours. Tant s’en faut ! Il lui était une inquiétude et un remords de plus. Annette ne pouvait se mentir : sa passion ne tenait pas compte de son fils. Elle se sentait coupable à son égard, et elle avait pris soin de lui dissimuler tout. Elle connaissait le petit, elle avait perçu, dans le passé, les sentiments jaloux qui lui faisaient pointer ses griffes contre ceux qu’elle aimait. Elle ne le lui reprochait pas, elle était heureuse qu’il voulût être seul à l’aimer… Mais aujourd’hui, elle défendait son bien, contre qui ?… Contre son bien ! Passion contre passion. Elle ne voulait sacrifier aucune des deux. Et comme les deux étaient jalouses, entières, impérieuses, elle devait à chacune dérober le secret de l’autre. Y avait-elle réussi ? Marc détestait « l’autre ». Pourtant, il ne savait rien — (elle en était sûre) ; — mais sans savoir, son flair