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d’êtres à un malheur sans fin. Je vais faire aboyer les trois gueules de Cerbère, les trois hypocrisies, de la morale, de la patrie, et de la religion. Je vous conterai cela plus tard. Moi aussi, je serai battu, je le sais, et je me bats quand même, pour la joie — pour la peine — et parce qu’il le faut… Vous comprenez pourquoi vos paroles de l’autre soir m’ont porté un message que vous ne prévoyiez pas ! Vos paroles sont à moi. La bouche doit être à moi.

Annette la lui livra. Il lui prit tendrement les tempes et les joues entre ses fortes mains :

— Rivière, j’ai besoin de vous. Je ne pensais pas vous trouver. Maintenant que je vous ai, je vous tiens.

— Tenez-moi bien ! J’ai peur de m’échapper.

— Je sais comment vous lier. Je vous offre ma vie rude, mes ennemis, mes dangers.

— Oui, vous me connaissez… Mais rien de cela ne peut être à moi. Vous ne pouvez en disposer. C’est à votre Noémi.

— Qu’en ferait-elle ? Elle n’en veut rien connaître. Elle élimine de la vie la vérité et la peine.

Annette regardait Philippe ; et il lut dans ses yeux la question qu’elle retenait.

— Vous pensez : « Pourquoi donc l’a-t-il épousée ? »… Cette femme ment, oui, je le sais, elle a le mensonge dans le corps, de la racine des cheveux jusqu’à la pointe des ongles… Eh bien, le plus fort, c’est que je l’ai prise pour cela. Je l’aime presque pour cela… Quand le mensonge est un art aussi parfait, il vaut du beau théâtre… (Est-ce qu’on ne sait pas que le théâtre, que presque tout l’art ment, quelques originaux exceptés qui déroutent les confrères : alors, les confrères disent que ceux-là ne sont pas artistes, ils gâtent le métier)… Si le monde est mensonge, au moins nous avons le droit d’exiger que le mensonge soit plaisant. À tout prendre, je préfère, pour ma satisfaction et pour ma société, ceux qui mentent joliment.