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Elle en arrivait ainsi à se faire un univers tout pétri de braves gens anodins, comme elle. Philippe se laissa faire, avec un peu de mépris et un peu de respect. Il n’aimait pas les sots ; et il estimait tels ceux qui ne voyaient pas le monde comme il était ; mais une bonté qui fait le bien dont elle parle n’était pas pour lui un spectacle commun. Quelles que soient les valeurs, morales ou immorales, l’essentiel est qu’elles vaillent. La bonté de Solange n’était pas fictive. Dès qu’elle sut le dénuement et le labeur de Philippe, elle le pensionna, jusqu’à ce qu’il fût sorti des années d’examens, elle lui procura le répit de travailler en paix. Elle fit plus : elle usa de ses relations étendues pour intéresser à lui un des maîtres influents de la Faculté, ou — (car cet homme avisé n’était pas sans avoir remarqué la valeur inquiétante du louveteau affamé) — pour faire que son intérêt ne demeurât point confiné intus et in cute, mais se montrât au jour. Enfin, ce fut elle qui, le mettant en rapports avec un roi des huiles américain, désireux de s’immortaliser par procuration, lui ouvrit les chemins rapides de la renommée, que d’abord il fonda, au delà de l’Océan, sur ses audacieuses prouesses dans un Palace-hôpital du pharaon.

Au reste, il arriva, au cours des années d’épreuves, que Solange oubliât totalement son protégé pendant des mois, et que la pension promise cessât, par distraction. Toute leur bonne volonté ne fait pas que les riches puissent comprendre qu’il faille toujours penser à l’argent. L’argent, c’est une préoccupation de pauvres. Solange envoyait à Philippe des billets de concert. Pour rappeler à cette charmante femme, dans sa loge de théâtre, la pension arriérée, il fallait avoir toute honte bue. Philippe la buvait. C’était parfois le seul aliment qu’il eût pris de la journée. Solange faisait alors de grands yeux étonnés :

— Quoi donc ?… Ah ! cher ami, que je suis donc étourdie ! … Dès que je serai rentrée…