Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/195

Cette page n’a pas encore été corrigée

Franck est en face d’elle, assis de l’autre côté de la table, sa barbe blonde au soleil. Les deux bras sur la table, il prend les mains d’Annette, et dit :

— Pensez-y cinq minutes !… Là !… Je ne dirai rien… Nous nous connaissons, depuis combien d’années ?… Douze ?… Quinze ?… Je n’ai pas besoin de m’expliquer. Tout ce que je dirais, vous le savez.

Elle ne cherche pas à dégager ses mains, elle sourit et le regarde, elle le regarde, de ses yeux clairs qui le fixent, mais que lui n’arrive pas à fixer, car ils sont déjà partis bien au delà de lui. C’est en elle qu’elle regarde. Elle pense :

— « Cela ne se discute même pas ?… Tout doit se discuter ! Pourquoi est-ce impossible ?… Il ne me déplaît pas… Il est joli garçon, séduisant, assez bon, intelligent, agréable… Que la vie serait facile !… Mais moi, je ne pourrais pas vivre de sa vie, avec lui… Il plaît, et tout lui plaît. Mais il n’estime rien : ni les hommes ni les femmes, ni l’amour, ni Annette… » (C’est elle-même qui parle, car elle se voit du dehors) « Certes, il n’est pas avare d’attentions délicates et de respect mondain, il m’en fait bonne mesure. Et peut-être qu’il m’accorde un traitement de faveur… Mais, ô le bon sceptique ! que prend-il au sérieux ? Il se délecte de son manque de foi total en la nature humaine. Il en escompte les faiblesses avec une curiosité complaisante et complice. Je crois qu’il serait déçu, le jour qu’il se verrait contraint de l’estimer… Bon garçon ! Oui, la vie serait facile avec lui, — si facile que je n’aurais plus aucune raison de vivre… »

Et puis, elle n’a plus de mots, même pour penser. Mais la pensée poursuit, et sa résolution se fixe.

Franck lui a lâché les mains. Il sent la partie perdue. Il s’est levé, il va vers la fenêtre, et, adossé au chambranle, philosophiquement, il allume une cigarette. Il est derrière Annette, il la voit immobile, les bras toujours allongés sur la table, comme s’il était encore devant