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moindres interstices ; comme un lierre, il montait, tapissant les murailles des jours. Annette confrontait à ses conceptions élargies de la vraie morale humaine les expériences de sa journée. Travail et pauvreté lui dessillaient les yeux. Elle perçait d’un regard neuf le mensonge de la vie moderne, qu’elle n’avait pas remarqué lorsqu’elle y était engluée. La monstrueuse inutilité de cette vie — des neuf dixièmes de cette vie — particulièrement pour les femmes… Manger, dormir, procréer… Oui, c’est le dixième utile. Mais le reste ?… Cette « civilisation ? » Ce qu’on appelle : « penser » ?… L’homme « — (vulgus umbrarum ) — est-il vraiment fait pour penser ? Il veut se le persuader, il s’en est suggéré l’attitude, et il s’y croit tenu, comme à des gestes consacrés. Mais il ne pense point. Il ne pense point devant son journal, ni devant son bureau, devant la roue qui tourne des actes quotidiens. La roue tourne avec lui, tourne à vide. Pensent-elles, ces jeunes filles, qu’Annette est chargée d’instruire ? Qu’entendent-elles des mots qu’elles écoutent, lisent, disent ? À quoi se réduit leur vie ? Quelques instincts énormes et mornes, qui couvent dans la torpeur, sous des amas de fanfreluches. Désir et jouir… La pensée est aussi une de leurs fanfreluches. Qui trompe-t-on ? — Soi… La robe de cette civilisation, son luxe, son art, son mouvement et son bruit, — (ce bruit ! un de ses masques, pour se faire croire qu’elle court à un but ! Quel but ? Elle court, pour s’étourdir…) — qu’y a-t-il là-dessous ? Le vide. Ils s’en font gloire. Ils se font gloire de leurs oripeaux, de leurs mots, de leurs grelots. Comme ils sont rares, les hommes où se manifeste l’éclair de la Nécessité ! … Mais la Bête millénaire ne comprend rien à la voix de ses dieux et de ses sages : ce n’est pour elle qu’un grelot de plus. Elle ne sort pas du cercle du désir et de l’ennui… Oh ! que la société humaine, que l’Homme est une construction factice ! Elle tient par l’habitude. Elle croulera, d’un coup…