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l’insidieuse pointe d’une sourde inquiétude fichée dans la pensée… Une mauvaise parole de sa mère :

— « Ces filles pauvres et hardies, qui cherchent à se faire épouser… »

Il l’avait arrachée tout à l’heure avec colère ; mais le bout de l’aiguillon sous la peau était resté. Il eut honte. Il demanda pardon mentalement à Annette. Il savait qu’était faux l’injurieux soupçon. Il croyait en elle religieusement. Mais il était troublé. Et chaque nouvelle visite le troublait davantage. La liberté d’Annette, sa liberté de manières, sa liberté d’idées, ses libres opinions sur n’importe quel sujet, — surtout en morale sociale — son absence tranquille de préjugés, l’effaraient. Il était étriqué dans ses façons de penser, comme de s’habiller, un peu chagrin d’idées, enclin à la sévérité. Elle, au contraire, largement indulgente et riante. Il ne concevait pas qu’elle pût être aussi puritaine que lui, en ce qui la concernait, mais qu’aux autres elle appliquât une autre mesure, la leur, avec une tolérance ironique. Tolérance et ironie le décontenançaient. Elle s’en apercevait ; et quand sur une question, il s’exprimait avec un rigorisme injuste et excessif, elle n’essayait pas d’y opposer sa manière de voir ; elle souriait de cette naïve intransigeance, qui ne lui déplaisait pas. Son sourire inquiétait Julien plus encore que ses paroles. Il avait l’impression qu’elle en savait plus que lui. C’était vrai. Mais combien plus ? Et que savait-elle, au juste ? Quelle expérience avait-elle eue ?…

À son tour, comme sa mère, — (et certaines observations malveillantes de sa mère y avaient contribué) — cet homme de vitalité fine, mais appauvrie, était vaguement alarmé de l’éclatante santé, du rayonnement de cette femme. Il en avait le désir ardent, et il en avait peur. Dans les promenades qu’ils firent ensemble, il se sentait chétif. La parfaite aisance d’Annette, en quelque milieu qu’elle se trouvât, ajoutait à sa gêne. Et