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(Elle montrait la chambre en désordre, mais il ne comprit pas et sourit bêtement.)

— … Dommage ! Quand j’en vois un qui me plaît, je voudrais le voler. Et ils me plaisent tous. Il y a même chez les plus laids quelque chose de frais, un espoir infini… Mais qu’est-ce que je puis en faire ! Et qu’est-ce qu’on m’en fait ? Je les vois en courant. On me les confie, une heure. Et puis, je cours à d’autres. Et mes petites, elles aussi, elles courent de main en main. Ce qu’une main a fait, une autre le défait. Il ne reste plus rien. Des petites âmes sans forme, des petites formes sans âme, qui dansent le boston ou bien le pas de quatre. On court. Tout le monde court. Cette vie est un champ de courses. Jamais aucun arrêt. Ils meurent, ils sont des morts, ah ! les malheureux, qui jamais ne s’accordent un jour de recueillement ! Et ils ne l’accordent pas plus à nous qui le voudrions…

Julien la comprenait ! Ce n’était pas à lui qu’il était besoin d’apprendre le prix de la retraite et l’horreur du tumulte. Et leur entente s’accrut, lorsque Annette dit qu’heureusement on avait encore, au milieu de l’inondation, quelques îlots où se réfugier, les beaux livres des poètes, et surtout la musique. Les poètes avaient pour Julien peu d’attrait ; leur langue lui échappait ; il avait pour elle cette méfiance bizarre, commune à beaucoup d’esprits qui aiment la pensée, qui souvent ont leur poésie à eux, mais qui ne perçoivent pas les vibrations profondes de la musique des mots. L’autre musique, en revanche, le langage des sons, leur est plus accessible. Julien l’aimait. Malheureusement, le temps et les moyens lui manquaient d’en aller entendre.

— Ils me manquent aussi, dit Annette. J’y vais pourtant.

Julien n’avait pas cette vitalité. Après sa journée de travail, il restait seul chez lui, enfermé. Et il ne savait pas jouer. — Il vit un piano dans la chambre.