Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/117

Cette page n’a pas encore été corrigée

de son crayon. Il retrouva l’émotion de ses vingt ans. Mais l’idée ne lui serait pas venue de se lever, pour lui parler. Quelque ardeur qu’elle mît à lire, comme elle en mettait à tout, l’esprit d’Annette chassait toujours plus d’une seule pensée. Les idées qu’elle était venue chercher dans un livre et qui vraiment l’attachaient, se présentaient rarement sans un cortège d’images, qui n’avaient avec elles pas grand’chose de commun. Elle les reléguait dehors ; mais, de moment en moment, les images indiscrètes revenaient frapper à la porte. La femme la plus intellectuelle ne s’oublie jamais complètement dans ce qu’elle lit : le flot intérieur est trop fort. Annette interrompait sa lecture, pour ouvrir un instant l’écluse.

Et comme elle s’arrêtait ainsi, promenant autour d’elle son regard un peu trouble, son regard rencontra celui de Julien, qui la contemplait. L’image de Julien lui sembla faire partie encore de celles qui se promenaient en elle. Puis, sur-le-champ réveillée, — comme lorsque, le matin, sur l’oreiller, elle se retrouvait d’un bond au milieu de la vie, — elle se leva, joyeuse, et, par-dessus la table, elle lui tendit la main.

Julien, confus, vint s’asseoir gauchement auprès d’elle. Ils se mirent à causer. Julien ne causait guère. Il était étourdi d’un bonheur aussi inattendu. Annette faisait tous les frais. Elle avait de la joie : un heureux passé reparaissait. Julien y jouait un rôle fort effacé ; il était un anneau banal de la chaîne ; la farandole se déroulait, Julien était déjà loin… Mais il croyait se voir toujours dans les yeux riants d’Annette ; et, troublé, il ne savait trop ce qu’il répondait. Il s’appliquait, (le maladroit !) à cacher l’admiration qu’elle lui causait. Il la retrouvait belle, plus belle encore, mais plus proche, plus humaine, — quelque chose de nouveau… Quoi ? Il ne savait rien d’elle ; il en était resté, de six ans en arrière, à la mort du père d’Annette ; il n’avait rien appris, il vivait à l’écart, les potins de Paris ne l’allaient pas cher-