Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/116

Cette page n’a pas encore été corrigée

une fausse idée de son intelligence et de sa sincérité. Le sentiment de sa disgrâce physique le paralysait d’autant plus qu’il était sensible à la beauté ; et celle d’Annette lui inspirait un émoi silencieux. Car il la voyait belle ; il n’avait pas la liberté d’esprit, comme ses compagnons qui lui faisaient la cour, de juger cavalièrement, en même temps que de ses attraits, de ses imperfections, des forts sourcils, des yeux bombés, ou du nez court. Il ne voyait pas les détails. Mais seul de ces jeunes hommes, il saisissait l’harmonie de cette forme vivante ; et seul, il la lisait : car toute forme exprime un sens intérieur, mais la plupart s’arrêtent au dessin des signes. Julien ne séparait point des yeux, du front, des forts sourcils d’Annette l’énergie de caractère et la vigueur d’esprit. Il la voyait de loin, d’une vue simple et sommaire. Il voyait juste, plus juste, de ce premier regard, que lorsque, s’approchant, il tâcha de la mieux connaître. Il était de ces esprits presbytes, qui sont gênés, de près. Ils ont parfois du génie, et buttent à chaque pas.

Julien et Annette se revirent, un matin, dans le grand hall vitré, au premier étage de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il y avait près de dix ans qu’ils ne s’étaient rencontrés ; et Julien, sagement, avait écarté de sa pensée l’image, qui ressurgit, ce jour-là, devant lui. Il levait les yeux de son livre. De l’autre côté de la table, à quelques pas, il l’aperçut, lisant. Sur ses beaux cheveux châtains, une toque de fourrure ; son manteau rejeté par-dessus ses épaules : — (c’était encore l’hiver, les approches de Pâques ; et le hall, où s’infiltrait par les grandes fenêtres l’air glacé de la place, ne se réchauffait pas ; Julien avait gardé son col de pardessus relevé ; mais, elle, le cou dégagé, ne sentait pas le froid). — Un coude sur la table, et la joue appuyée sur le revers de sa main, elle avait l’attitude familière qu’il lui avait vue jadis, le front penché en avant, les blonds sourcils froncés, et les yeux qui couraient sur la page, tandis qu’elle mordillait le bout