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les plaisanteries faciles d’un peuple spirituel, mais qui ne varie pas beaucoup les formes de son esprit. Ces « innocents » sont nombreux. Soit scrupules religieux, soit puritanisme moral, soit timidité foncière, quelquefois maladive, soit (et c’est le plus fréquent) travail écrasant qui absorbe les années de jeunesse, vie pauvre, âpre labeur, répulsion des amours vulgaires, et respect de l’avenir, de celle qui viendra — (qui ne viendra pas) ; — dans tous les cas, sans doute, froideur du sang, lenteur nordique du cœur à s’éveiller, qui ne préjuge rien de la force des passions futures, mais qui plutôt les amasse et les tient en réserve… Ils sont nombreux ; et la jeunesse heureuse qui passe ne se soucie point d’eux. Aux innocenta les mains vides ! Ils restent à l’écart. Julien ne connaissait presque rien de la vie que par l’intelligence.

D’une famille bourgeoise, pauvre, laborieuse, restreinte strictement aux deux parents, — le père, petit professeur, qui s’était tué à la tâche, — la mère, qui se dévouait au fils, et à qui le fils se dévouait, — un fond religieux, catholique pratiquant, croyant, d’idées libérales, — une vie de travail continu, monotone, éclairée froidement par une joie sévère de conscience et d’habitudes, — nul intérêt à la politique, le dégoût de l’action publique, le culte de la vie cachée, intérieure, domestique : — une âme vraiment honnête, modeste, sachant le prix des humbles et fortes vertus. Et, dans le fond du cœur, une fleur de poésie.

Il était professeur agrégé des sciences dans un lycée. Il avait connu Annette jadis à la Faculté, quand ils avaient vingt ans. Dès le premier jour, il fut attiré. Mais Annette, alors riche, fêtée, rayonnante de jeunesse et d’égoïsme heureux, distraitement distante, intimidait Julien. Ses camarades, plus hardis, s’emparaient, auprès d’elle, de la place qu’il eût voulu prendre. Il les enviait, mais il n’essayait pas de rivaliser ; il se jugeait inférieur, laid, gauche, mal habillé, ne pouvant s’exprimer, donnant