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ANNETTE ET SYLVIE 135

elle le comprimait, elle s’efforçait de le cacher, car elle en avait peur ; son instinct lui disait que les autres le méconnaîtraient : l’Éros en cage, aux yeux bandés, inquiet, avide, et affamé, qui se meurtrit en silence aux barreaux du monde, et ronge lentement le cœur où il est enfermé ! La brûlante morsure, incessante, sans bruit, faisait insensiblement chavirer l’esprit d’Annette dans un bourdonnement de torpeur blessée, qui n’était pas sans volupté : comme elle en trouvait une à des sensations qui la faisaient souffrir : une étoffe rêche, des dessous qui la serrent, la main qui se promène sur les aspérités d’un meuble ou le froid d’un mur rugueux. Mâchant l’écorce amère d’une branche qu’elle mordillait, elle sombrait, par moments, dans des oublis de soi et du temps, des pertes de conscience qui duraient. Dieu sait combien, un quart de seconde ou d’heure ? et d’où elle ressortait précipitamment, soupçonneuse et honteuse, percevant le regard invisible de Sylvie qui, semblant travailler, la guettait malignement du coin de l’œil, de côté. La petite ne disait rien. Ni l’une ni l’autre ne bronchait ; mais des bouffées de feu montaient aux joues d’Annette. Sylvie, sans bien comprendre, flairait de son petit nez cette vie intérieure, qui dormait au soleil et, par brusques détentes, sauvagement se repliait, comme sous des