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LA FIN DU VOYAGE

homme qui possède plus qu’il n’est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu’il a en trop, d’autres l’ont en moins. Combien de fois n’avons-nous pas souri tristement, en entendant parler de la richesse inépuisable de la France, de l’abondance des fortunes, nous, travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis que nous sommes nés, nous épuisons à la tâche pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, souvent pour ne pas le gagner, pour voir les meilleurs de nous succomber à la peine, — nous qui sommes l’élite morale et intellectuelle de la nation ! Vous qui avez plus que votre part des richesses du monde, vous êtes riches de nos souffrances et de notre pauvreté. Cela ne vous trouble point, vous ne manquez pas de sophismes qui vous rassurent : droits sacrés de la propriété, lutte loyale pour la vie, intérêts suprêmes de l’État-Moloch et du Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on sacrifie le bien, — le bien des autres. — Il n’en reste pas moins ceci, que tous vos sophismes ne réussiront jamais à nier : « Vous avez trop pour vivre. Nous n’avons pas assez. Et nous valons autant que vous. Et tels de nous valent mieux que vous tous réunis. »