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LE BUISSON ARDENT

l’art ; ils ne s’intéressaient qu’au jeu, — jeu des sonorités ou jeu des idées ; la plupart étaient distraits par d’autres intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations multiples, dont aucune n’était « nécessaire ». Il leur était à peu près impossible de pénétrer sous l’écorce de l’art, de sentir son cœur caché ; l’art n’était pas pour eux de la chair et du sang : c’était de la littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d’ailleurs intolérante, leur impuissance à sortir du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour résonner à la voix de l’art, ils n’avaient pas la force de le supporter, ils en restaient détraqués et névrosés pour la vie. Des malades ou des morts. Qu’est-ce que l’art venait faire dans cet hôpital ? — Et cependant, il ne pouvait, dans la société moderne, se passer de ces estropiés ; car ils avaient l’argent et la presse ; eux seuls pouvaient assurer à l’artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation : un art intime et douloureux, une musique où l’on a mis le secret de sa vie intérieure, offerts comme divertissement — comme désennui plutôt, ou comme ennui nouveau — dans des représentations ou des soirées mondaines, à un public de snobs et d’intellectuels fatigués.