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LE BUISSON ARDENT

bourgeois, et les avaient discrédités, en exploitant du même coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie était condamnée, qu’elle ne pouvait qu’infecter le peuple, et que le peuple devait à tout prix se libérer, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que de prédire ou de prévoir un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée, qui se rassasie d’elle-même et de son sacrifice. Aimer, se donner ! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu’elle peut se passer d’être payée de retour ; elle ne craint pas de rester dépourvue. Et elle peut se priver de tout, sauf d’aimer. — D’autres satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse ; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées. C’étaient les plus intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d’être écrasés sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient à ceux du dehors : « Plus fort ! Frappez plus fort ! Qu’il ne reste plus rien de nous ! » — Ils s’étaient faits les théoriciens de la violence.