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LA FIN DU VOYAGE

fertilisée ; le soc de la douleur, en déchirant le cœur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande refleurissait. Mais ce n’étaient plus les fleurs de l’autre printemps. Une autre âme était née.

Elle naissait, à chaque instant. Car elle n’était pas encore ossifiée et formée, comme sont les âmes parvenues au terme de leur croissance, les âmes qui vont mourir. Elle n’était pas la statue. Elle était le métal en fusion. Chaque seconde faisait d’elle un nouvel univers. Christophe ne songeait pas à fixer ses limites. Il s’abandonnait à cette joie de l’homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un long voyage, le sang jeune, le cœur libre, et respire l’air marin, et pense que le voyage n’aura jamais de fin. À présent qu’il était repris par la force créatrice qui coule dans le monde, la richesse du monde le prenait à la gorge, comme une extase. Il aimait, il était son prochain comme lui-même. Et tout lui était « prochain », de l’herbe qu’il foulait à la main qu’il serrait. Un bel arbre, l’ombre d’un nuage sur la montagne, l’haleine des prairies apportée par le vent, la nuit la ruche du ciel bourdonnante des essaims de soleils… c’était un tourbillon de sang… il n’avait pas envie de parler, ni de penser, il n’avait plus