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LA FIN DU VOYAGE

propre souffrance. Il fallait donner le change à la malignité publique, la lancer sur une autre piste. Dans la fièvre où il était, il eut une idée bizarre ; il inventa d’écrire à un des rares musiciens avec qui il se fût un peu lié dans la ville, à Krebs, l’organiste confiseur. Il lui laissa entendre qu’une affaire de cœur l’entraînait en Italie, qu’il subissait déjà cette passion quand il était venu s’installer chez Braun, qu’il avait essayé de s’y soustraire, mais qu’elle était la plus forte. Le tout, en des termes assez clairs pour que Krebs comprît, assez voilés pour qu’il pût y ajouter, de son propre fonds. Christophe priait Krebs de lui garder le secret. Il savait que le brave homme était d’un bavardage maladif, et il comptait — fort justement — qu’à peine la nouvelle reçue, Krebs courrait la colporter par toute la ville. Pour achever de détourner l’opinion, Christophe terminait sa lettre par quelques mots très froids, sur Braun et sur la maladie d’Anna.

Il passa le reste de la nuit et la journée suivante, incrusté dans son idée fixe… Anna… Anna… Il revivait avec elle les derniers mois, jour par jour ; il ne la voyait plus comme elle était, il l’enveloppait d’un mirage passionné. Toujours, il l’avait créée à l’image de son désir, lui prêtant une grandeur morale,