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LE BUISSON ARDENT

ment ; mais il est déprimant. Veux-tu faire du bonheur ? D’abord, sois heureux.

— Heureux ! Comment peut-on avoir le cœur de l’être, quand on voit tant de souffrances ? Il ne peut y avoir de bonheur qu’à tâcher de les diminuer, en combattant le mal.

— Fort bien. Mais ce n’est pas en allant me battre à tort et à travers que j’aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n’est guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs souffrances par la beauté d’une pensée, d’une chanson ailée ? À chacun son métier ! Vous autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les premiers à manifester contre toutes les injustices, d’Espagne ou de Russie, sans savoir bien de quoi il s’agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses ? Vous vous y jetez en brouillons, et le résultat est nul, — quand par hasard il n’est pas pire… Et vois, jamais votre art n’a été plus étiolé qu’en ce temps où vos artistes prétendent se mêler à l’action universelle. Chose étrange que tant de petits-maîtres dilettantes et roués osent s’ériger en apôtres ! Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin