Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 9.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

236
LA FIN DU VOYAGE

ter à leur bouffonnerie impétueuse : les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle ; une épingle d’écaille sauta de ses cheveux ; des boucles se défirent et tombèrent sur ses joues, Christophe ne la quittait pas des yeux ; il admirait ce bel animal robuste, qui avait été condamné jusque-là au silence et à l’immobilité par une discipline impitoyable ; elle lui apparaissait comme nul ne l’avait vue, comme elle était réellement sous le masque emprunté : une Bacchante, ivre de force. Elle l’appela. Il courut à elle et l’empoigna. Ils dansèrent, dansèrent, jusqu’à ce qu’ils allassent se jeter, en tournant, contre un mur. Ils s’arrêtèrent, étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis prirent congé de la compagnie. Anna, si roide d’ordinaire avec les gens du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux musiciens, à l’hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle était dans la ronde.

Ils se retrouvèrent seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant à travers champs, le chemin qu’ils avaient suivi le matin. Anna était encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de parler, comme prise par la fatigue ou par l’émotion mysté-