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LE BUISSON ARDENT

compatriotes, passé plusieurs années au loin, en Orient, en Amérique du Sud ; il avait même fait des explorations hardies au centre de l’Asie, où le poussaient à la fois les intérêts commerciaux de sa maison, l’amour de la science, et son propre plaisir. À rouler à travers le monde, non seulement il n’avait pas amassé mousse, mais il s’était défait de celle qui le couvrait, de tous ses vieux préjugés. Si bien que, de retour au pays, étant de tempérament chaud et d’esprit entêté, il épousa, aux protestations indignées des siens, la fille d’un fermier des environs, de réputation douteuse, qu’il avait commencé par avoir comme maîtresse. Le mariage avait été le seul moyen qu’il eût trouvé pour garder à soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se passer. La famille, après avoir mis vainement son veto, se ferma tout entière à celui qui méconnaissait son autorité sacro-sainte. La ville, — tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d’habitude, solidaires pour ce qui touchait à la dignité morale de la communauté, prirent parti en masse contre le couple imprudent. L’explorateur apprit à ses dépens qu’il n’y a pas moins de péril à contrecarrer les préjugés des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du Grand Lama. Il n’était pas assez fort pour pou-