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LA FIN DU VOYAGE

joviale minutie qui mettait hors de lui Christophe. Celui-ci jetait sa serviette sur la table, et se levait avec des grimaces de dégoût qui faisaient la joie du narrateur. Braun cessait aussitôt, et apaisait son ami, en riant. Au repas suivant, il recommençait. Ces plaisanteries d’hôpital semblaient avoir le don d’égayer l’impassible Anna. Elle sortait de son silence par un rire brusque et nerveux, qui avait quelque chose d’animal. Peut-être n’éprouvait-elle pas moins de dégoût que Christophe pour ce dont elle riait.

L’après-midi, Christophe avait peu d’élèves. Il restait d’ordinaire à la maison, avec Anna, tandis que le docteur sortait. Ils ne se voyaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Au début, Braun avait prié Christophe de donner quelques leçons de piano à sa femme, elle était, suivant lui, assez bonne musicienne. Christophe demanda à Anna de lui jouer quelque chose. Elle ne se fit aucunement prier, malgré le déplaisir qu’elle en avait ; mais elle y apporta son manque de grâce habituel : elle avait un jeu mécanique, d’une insensibilité inimaginable ; toutes les notes étaient égales ; nul accent nulle part ; ayant à tourner la page, elle s’arrêta froidement au milieu d’une phrase, ne se hâta point, et reprit à la note suivante. Christophe en fut